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Interview de Valério Varesi, auteur du roman « Les mains vides »
Interview du romancier italien Valerio Varesi, le créateur du commissaire Soneri !
Il y a quelques semaines de cela, on a longuement présenté « Les Mains vides », dernier livre à sortir en France du grand romancier de polars italiens Valerio Varesi, qui voit son fameux inspecteur Soneri, enquêter dans un Parme caniculaire et crépusculaire, sur la mort brutale d’ un commerçant que l’on cherchait à intimider..
Lors de son passage à Lyon à la mi-avril, on a eu la grande chance de rencontrer Valerio, journaliste d’investigation depuis 30 ans, auteur qui n’a pas son pareil pour décrire formidablement bien ce Parme qu’il connait si bien, et on a profité de cet échange pour conserver longuement autour de son personnage, de sa ville et des maux qu’engendre la mondalisation…
(© Valerio Bernardi)
Baz’art : Bonjour Valerio : « Les mains vides » est déjà le quatrième de vos aventures du commissaire Soneri qui sort en France… Pouvez-vous nous préciser un peu le contexte de cette saga, que vous avez commencée à écrire il y a quelques années déjà ?
Valerio Varesi : Oui, en effet, à ce jour j’ai écrit déjà quinze romans autour du commissaire Soneri, qui sont tous parus en Italie.
« Les mains vides » n’est que le quatrième livre qui est traduit en France, et c’est en fait la 7ème aventure du commissaire, car les trois premiers que j’ai sorti en Italie, l’ont été dans de toutes petites maisons d’édition et restaient assez expérimentales et très confidentielles si je peux dire …
« Le fleuve des brumes » ( voir notre chronique ici même), le premier roman à être sorti en France, est en effet le quatrième roman où l’on voit apparaitre le commissaire Soneri,
En lien avec mon éditeur français ( les éditions Agullo), on a considéré qu’on pouvait commencer la publication de cette série avec celui-ci car les lecteurs pourraient tout à fait comprendre le personnage dans sa globalité…
Rassurez vous, il n’y a pas vraiment d’éléments majeurs dans les trois premiers volets qui permettraient de comprendre mieux Soneri.
En France, l’éditeur prend le soin de les sortir au rythme d’un an par pour respecter mon rythme d’écriture, quitte à ce que ce soit un peu décalé, puisque j’ai écrit « Les mains vides » en 2006, et il ne sort que treize ans plus tard en France, pareil pour celui prévu l’année prochaine en France, publié en 2007 en Italie…
Je ne parle jamais vraiment d’un événement d’actualité ou politique en lien avec une date particulière, il n’y a donc pas de risque, à mes yeux, que le livre soit vraiment daté lors de sa sortie en France…
Baz’art : La grande particularité de » ces mains vides » , ainsi que de le plupart des autres aventures de ce commissaire Soneri, c’est que l’enquêteur n’a pas affaire à un mal individualisé et personnalisé, contrairement à la plupart des polars qui mettent en scène un serial killer. Il doit plus lutter contre un mal économique généralisé et c’est d’autant plus compliqué pour lui à gérer, non ?
Valerio Varesi : Oui tout à fait, si Soneri doit résoudre une enquête classique au départ, à savoir le meurtre d’un antiquaire désœuvré, il va vite s’apercevoir qu’il va être surtout confronté à la criminalité financière qui a court dans la ville de Parme au courant des années 2000.
Si l’on veut résumer, disons que le criminel du roman est un prototype de l’avidité et de l’égoïsme, un peu comme l’était, toutes proportions gardées, le Père Grandet de Balzac,.
Il est comme l’illustration d’une mentalité, de plus en plus répandue dans le monde d’aujourd’hui, basée sur le libéralisme économique, la domination du marché sur la vie des personnes.
Soneri se sent ainsi un peu impuissant car il voit bien qu’il n’a pas le pouvoir de combattre des choses qui le dépassent.
Il cherche la solution aux problèmes qu’il rencontre, mais il est convaincu ,au fond de lui, qu’il ne s’agit d’une vérité seulement partielle, que son rôle a des limites .
Surtout, Sonerie est trop seul et impuissant pour juguler tous ces maux globalisés …
Baz’art : Plus précisemment, votre roman parle d’une nouvelle criminalité qui semble toucher l’Italie du nord, différente de celle du Sud, mais en même temps assez directement liée à elle….
Valerio Varesi : C’est tout à fait exact : à Parme, comme dans d’autres grandes villes d’Italie du nord comme Milan, il n’y a pas vraiment de criminalité brutale.
Mais on assiste à du blanchiment du produit de la criminalité organisée qui fait beaucoup d’argent dans le sud avec l’usure, la drogue et la prostitution.
Les marchés publics, les grands travaux sont très affectés par la corruption dans le sud. Il y a beaucoup d’argent à la clé, qui sera réinvesti dans l’Italie du nord, dans les villes dont l’économie est florissante.
On voit ainsi, que pour se déployer, l’argent de la drogue n’a pas besoin de vraies entreprises, juste de fausses enseignes, des sortes de « coquilles vides » par lesquelles elles peuvent transiter.
Donc en Italie du Nord, on peut dire pour simplifier un peu que la criminalité est surtout financière, on le voit avec les personnages d’usurier, qui sont présents dans l’histoire et qui piétinent allégrement le droit de pauvres gens désargentés qui vivent avec la corde économique …
Tout cela n’est pas que de la fiction : figurez vous que j’ai écrit ce livre en 2006 et en 2015, neuf ans après, une grande enquête journaliste a dévoilé un système de corruption très proche que je décris dans le roman.
Baz’art : Du coup, Soneri, à cause de sa lucidité et de son impuissance, semble quand même un peu désillusionné, c’est une caractéristique qui vous semble indissociable de sa personnalité ?
Valerio Varesi : Oui bien sûr, la solitude de Soneri est une composante évidente de mes romans.
Dans chacune de ses enquêtes, et peut être encore plus dans celle-ci, il a cette impression d’aller contre le vent, « à contre-courant » et il est particulièrement introspectif.
C’est un personnage un peu chandlérien, comme Marlowe qui combat seul contre le mal.
Il observe la réalité avec un coté assez lucide et désenchanté, en le confrontant aussi au monde qu’il a connu avant et cette comparaison n’est pas forcément faite pour lui plaire.
Il se rend compte que la réalité et la société dans son ensemble vont davantage vers le mal que vers le bien et cette constatation fait qu’il se sent très seul, car les autres autour de lui semblent mieux s’en accommoder que lui, semblent plus résignés à l’accepter.
(© Valerio Bernardi)
Baz’art : Mais du coup, permettez-moi ma remarque, mais on pourrait quand même reprocher à ce Soneri son côté un peu réactionnaire. Il semble sans cesse reprocher au Parme actuel de ne pas ressembler à celui qu’il a connu, d’être totalement soumis aux dictats de la mondialisation. Pourquoi n’accepte t-il pas, comme lui conseille ses proches d’ailleurs, que les choses évoluent?
Valerio Varesi : Ah non, mon Soneri est tout ce que vous voulez, mais pas du tout un réactionnaire je refuse qu’on lui colle cette étiquette (rires) …
Pour moi, c’est un moraliste c’est sûr, mais dans le bon sens du terme.
Il a connu un Parme qui se battait qui se révoltait contre le fascisme, je vous rappelle que Parme est une ville qui résista vaillamment à l’agression fasciste et défît les squadristi d’Italo Balbo en 1922 et que même le Parme des années 50/60 est marquée par cet esprit de rebellion.
Là, il ne comprend pas pourquoi tout le monde semble accepter sans broncher cette globalisation qui n’a aucun produit aucun effet profitable pour les gens du peuple.
Soneri croit en tant que citoyen à la nécessité de luttes communes, de partage de nos révoltes, de refus de la facilité, de notre nécessaire vigilance; et cela le rend fou de rage qu’on aille dans le sens contraire sans que cela ne semble gêner quiconque.
Baz’art : Ce sont des principes auquel vous croyez également profondément, j’imagine ?
Valerio Varesi : Oui bien sûr, je n’irais pas jusqu’à affirmer, comme Flaubert, que Soneri c’est moi ( sourires) , mais il est évident que je partage avec lui certaines de ses indignations .
Je fais un métier – journaliste d’investigation – qui m’amène constamment au plus près de la réalité et cette réalité m’attriste assez souvent je dois le reconnaitre ,
Cela dit, pour rebondir sur le fait que Soneri vous a semblé un peu las, un peu désabusé, je tiens quand même à vous rassurer : dans « les mains vides », il a sans doute un petit coup de mou, je l’admets facilement, mais il ressent aussi en lui une vraie rage et une vraie colère, et cela va le rebooster pour les prochains épisodes que vous allez découvrir plus tard ( sourires)…
Valerio Varesi / Les Mains vides Italie (2004) – Agullo (2019) Titre original : A mani vuote Traduction par Florence Rigollet
Entretien avec Valerio Varesi. Entretien réalisé par courrier électronique le 10 mai 2018. Propos recueillis par Guillaume Richez et traduits de l’italien par Marion Buccella-Richez.
Valerio Varesi est l’auteur d’une série de romans au héros récurrent, le commissaire Soneri, dont Le Fleuve des brumes, le premier roman publié en France en 2016 chez Agullo, a été nominé pour le prix Strega en Italie, ainsi qu’au Gold Dagger Award en Grande-Bretagne. Les éditions Agullo ont également fait paraître La Pension de la Via Saffi (2017), et plus récemment Les Ombres de Montelupo (2018). Après avoir découvert Le Fleuve des brumes, roman tout en atmosphère, je souhaitais mieux connaître cet écrivain italien à travers un entretien placé sous le signe du temps, entre les heures sombres du passé et l’angoisse du présent.
Lorsque vous avez écrit Ultime notizie di una fuga saviez-vous déjà que le commissaire Soneri deviendrait le héros récurrent d’une série de romans?
Non, j’avais suivi une affaire de disparition pour le journal pour lequel je travaillais à ce moment-là. Je voulais raconter cette histoire en la romançant et pour cela il me fallait un personnage d’enquêteur. Soneri est né ainsi. Mais je n’imaginais pas alors qu’il pourrait avoir autant de succès. C’est seulement après avoir eu des retours positifs de la part de plusieurs personnes du milieu de l’édition que j’ai pensé lui faire vivre d’autres enquêtes.
Du Hercule Poirot d’Agatha Christie, au Harry Bosch de Michaël Connelly, en passant par le commissaire Brunetti de Donna Leon, ou encore l’inspecteur Wallander d’Henning Mankell, on ne compte plus les personnages récurrents dans la littérature policière. Pourquoi avoir choisi vous aussi de créer un tel héros?
On s’attache à ses personnages et le public, à son tour, en tombe amoureux. Moi, je prends tout de même beaucoup de liberté vis-à-vis de l’écriture d’une série puisque j’écris aussi des ouvrages historiques et politiques et des romans qui n’ont rien à voir avec le genre policier. Après avoir inventé Soneri, je me suis senti comme Pirandello qui était obsédé par ses personnages anxieux de vivre d’autres histoires.
Vous êtes diplômé en philosophie de l’Université de Bologne où vous avez soutenu une thèse sur Kierkegaard. Pour Kierkegaard seul un être libre peut faire l’expérience de l’angoisse, expérience de la liberté vécue comme fardeau, l’angoisse étant ce « vertige du possible » que l’on ressent lorsque l’on est confronté à une infinité de possibilités et qu’il faut faire un choix. Dans les enquêtes que mène le commissaire Soneri votre personnage ne ressent-il pas cette angoisse existentielle?
Absolument. Une enquête qui fait face au mystère et qui n’offre aucune certitude laisse toutes les voies possibles. Soneri doit choisir et chaque choix signifie éliminer d’autres possibilités. Il sait qu’un mauvais choix pourrait le conduire à une impasse et cela signifie l’échec. Évidemment, ce n’est pas une angoisse existentielle profonde comme celle de Kierkegaard, mais elle concerne tout de même la sphère de l’intime. Également parce que Soneri trouve dans le brouillard le reflet de son état d’âme : un homme sans certitudes, et pour cela ouvert aux possibles, aux combinaisons infinies de la vie.
Dans quelle mesure peut-on dire que le personnage du commissaire Soneri est un héros kierkegaardien?
Il l’est, en partie, comme tous ceux qui cherchent désespérément un appui existentiel. C’est une âme flottante [un’anima fluttuante]. D’une certaine manière il est orphelin d’un sens dans une société qui a perdu ses points de repères puisqu’elle a brûlé toutes ses valeurs. Le comportement de Soneri dans son travail de policier est celui, donc, de la science expérimentale : il a des hypothèses et il va les vérifier. Il possède son éthique propre mais il est en altérité avec le réel et par conséquent il vit la frustration du contraste.
À ce jour, vingt-deux romans ont été publiés en Italie. Vous êtes-vous déjà fixé un nombre de romans à ne pas dépasser pour cette série?
Non. Je déciderai d’abandonner ce personnage seulement quand je m’en serai lassé. Ou bien j’inventerai quelque chose d’autre. Peut-être que je choisirai un protagoniste que vivra les histoires du côté du « mal », comme dans la tradition de certains romans noirs.
Avez-vous envie de faire une pause dans la série pour vous consacrer à un one shot?
J’ai déjà effectué différentes pauses vis-à-vis du polar. J’ai écrit trois romans sur l’Histoire italienne de l’après-guerre, de la Résistance à Berlusconi, un autre sur la condition du travail précaire, un roman psychologique, et j’ai aussi écrit des nouvelles pour des anthologies. J’aime être éclectique.
Depuis 1998, vous publiez en moyenne un roman par an. C’est un rythme de travail soutenu. Comment naît chacun de ces romans dans votre esprit?
J’utilise le polar pour raconter l’actualité et pour affronter les thèmes que je rencontre dans mon métier de journaliste. Quand je trouve des personnages et des histoires qui peuvent être emblématiques d’une certaine situation ou condition, je me mets à écrire. Je m’intéresse aux raisons qui conduisent quelqu’un à choisir le mal et ce que je raconte doit contenir un sens implicite. Je me comporte comme un médecin qui à partir des symptômes remonte à la maladie. Et le délit, bien souvent, est la manifestation d’une pathologie sociale. Je crois que c’est en ce sens que le polar est un roman social.
Quel est le point de départ de chaque nouvel épisode?
Un flash, une scène ou une histoire qui est riche de sens et riche d’un point de vue esthétique. Ce peut-être un fait divers, quelque chose que j’ai vu, ou le récit d’autres personnes.
Gay Talese, fondateur avec Tom Wolfe du Nouveau journalisme, expliquait récemment dans une interview (1) que « l’objectif premier de cette forme de journalisme n’est pas d’informer ». Et de préciser: « Le journalisme que nous pratiquons consiste à élaborer un récit à partir d’une information vraie, c’est-à-dire vérifiée. Cela suppose trois choses: se documenter, d’abord ; enquêter ensuite ; mettre en scène l’histoire que l’on raconte, enfin. » Vous êtes journaliste à La Repubblica, est-ce que cette démarche du Nouveau journalisme a un sens pour vous?
Moi je pense que le journalisme a encore le devoir d’informer, à la lumière de la transformation irrépressible qui se produit avec les réseaux sociaux et l’information sur le Net. Il est de plus en plus difficile de distinguer les nouvelles vraies des fausses. Donc le journalisme sérieux a aujourd’hui le devoir de certifier ce qui est présenté au lecteur. Je tiens toujours bien distincts le journalisme de la fiction romanesque parce qu’ils ont des fonctions différentes. Il est tout de même possible que d’un fait divers réel naisse un grand roman. C’est le cas du magnifique De sang froid de Truman Capote.
Votre écriture romanesque et votre activité de journaliste ont-elles des influences l’une sur l’autre?
Le point de rencontre est la réalité et ce qui se passe. Le journalisme me fournit la matière qui alimente mon écriture romanesque. Mais pour le reste, ce sont des points de vue très différents. Si le journalisme informe, le narrateur déforme.
Pourriez-vous nous décrire la pièce dans laquelle vous écrivez?
J’écris partout. Je vis à Parme et je travaille à Bologne. À Bologne, j’ai un studio où j’écris le soir et le matin tôt. Je me lève à 7 heures, je travaille jusqu’à 10 heures, puis je vais au journal. Le soir je rentre à 21 heures et je me rassieds devant mon bureau jusqu’à minuit. Quand j’ai un jour de libre j’écris à la maison, mais je n’ai pas de bureau. Je suis un écrivain nomade [zingaro].
Entassez-vous votre documentation sur votre bureau, ou bien tout est dans votre esprit, déjà en place, lorsque vous commencez à écrire?
Quand je commence à écrire, j’ai en tête les points principaux de mon histoire : je sais d’où je pars et où je finirai, mais je ne connais pas les segments qui unissent les points saillants que je vais aborder. Je les invente en route.
Vous fixez-vous un certain nombre de pages à produire chaque jour?
Non, je laisse faire l’histoire et tant que je ne la considère pas terminée, je continue. J’ai écrit des livres de 150 pages et d’autres de 580 comme le roman historique Il rivoluzionario.
Quand vous êtes en phase de relecture, est-ce que vous appliquez le conseil de Stephen King qui recommande de supprimer au moins 10 % du texte?
Supprimer est un bon conseil, sans arriver au minimalisme de Carver. Mais tous les écrivains que je connais et moi-même nous avons du mal à supprimer parce que nous sommes amoureux du texte. C’est pour cela que le rôle de l’éditeur est primordial. Il sait conseiller, la tête froide, comment utiliser le bistouri. Moi par contre, j’ai pour précepte de concentrer le maximun de sens en très peu de mots.
Quand vous terminez un manuscrit, avez-vous un rituel, comme Paul Sheldon dans le roman Misery, qui s’accorde une cigarette?
Quand je termine, j’éprouve une grande sensation de soulagement. Semblable à celle que je ressentais pendant les compétitions de course en athlétisme : je franchissais la ligne d’arrivée épuisé, exténué et essoufflé, mais avec une grande et apaisante sensation de satisfaction.
Réservez-vous la première lecture de votre manuscrit à votre éditeur ou le soumettez-vous d’abord à un proche pour recueillir ses conseils?
L’éditeur n’a pas toujours la primauté de la lecture. J’ai un groupe de lecteurs privilégiés à qui je me fie et auxquels je fais lire le texte. De plus, j’ai des amis policiers et gendarmes à qui je demande si les procédures utilisées par mon personnage sont correctes ou erronées.
Vous participez à de nombreuses rencontres en librairies, ainsi qu’à des salons littéraires, y compris en France. Comment conciliez-vous ce temps dévolu à la promotion de vos romans, votre activité professionnelle de journaliste et l’écriture?
C’est un jeu d’acrobates [trapezisti]. Je fais en moyenne environ soixante-dix rencontres par an entre les librairies, les clubs de lecture, les salons littéraires et les écoles. J’essaie d’utiliser au maximum le temps que j’ai mais je n’en ai jamais assez. Je sacrifie mon temps libre et aussi ma famille, mais je considère qu’un auteur a le devoir de faire la promotion de la lecture. Particulièrement dans un pays comme l’Italie où on lit peu.
Lors de rencontres en librairies vous avez eu l’occasion d’échanger avec le public français. Quelle est la particularité de ce lectorat par rapport aux lecteurs italiens ? Les attentes sont-elles différentes?
Le vrai lecteur est partout le même, mais il existe des différences dans le comportement et dans l’attention. En France, il me semble qu’il y a plus de curiosité pour la nouveauté et plus d’attention portée à la découverte d’auteurs inconnus. Parfois, les auteurs italiens sont perçus comme porteurs d’un monde mystérieux et par certains aspects primitifs. Je parle des auteurs du Sud qui parlent de la mafia et de la criminalité sur fond de soleil et de mer ou de villages sous-développés. En Allemagne, le public peut écouter pendant vingt minutes une lecture. En Italie c’est impensable. En Angleterre, il y a une grande sensibilité au paysage qui sert de décor à l’histoire.
Vos romans ont inspiré une série diffusée de 2005 à 2009 en Italie sur la chaîne de télévision Rai 2. Avez-vous été associé à cette adaptation télévisée?
Ils n’ont pas voulu que je participe au scénario. La rai est très prudente dans ses productions car il y a un contrôle politique sur ce qui est diffusé.
C’est l’acteur Luca Barbareschi qui a interprété le rôle du commissaire Soneri dans cette série télévisée. Est-ce que de voir le personnage que vous avez créé incarné à l’écran a eu par la suite une influence sur votre travail dans votre conception du personnage?
Non, je n’arrive pas à écrire si je suis influencé. J’ai reçu des pressions pour écrire des histoires plus télévisuelles et adaptables au petit écran, mais je ne supporte pas les contraintes et les pressions. Ce sont plutôt mes lecteurs qui, parfois, ont été irrités car ils aimaient pouvoir se représenter Soneri à leur manière, mais après la série télévisée ils se sentaient contraints de penser à l’acteur.
Quels sont les écrivains qui vous ont le plus profondément marqué?
Les français Simenon, Izzo, Manchette et Malet, les italiens Sciascia, Scerbanenco, Gadda et Fenoglio, les américains Chandler, Hammett et McCarthy, du moins en ce qui concerne le polar. Puis il y a tant d’autres grands auteurs qui m’ont influencé en dehors de ce genre littéraire.
Quel est l’auteur français vivant que vous appréciez le plus?
J’aime beaucoup Carrère.
Le Fleuve des brumes a été publié en France en 2016. Comment s’est faite la rencontre avec l’équipe des éditions Agullo?
Florence Rigollet et Sarah Amrani, mes traductrices, se sont donné beaucoup de mal pour me trouver un éditeur français. La France a été le dernier grand pays européen où j’ai été traduit, mais celui, avec l’Angleterre, où j’ai eu le plus de satisfactions. Puis mon éditeur italien a rencontré l’équipe d’Agullo et leur enthousiasme a été contagieux. Aujourd’hui je peux dire que j’ai été très chanceux de rencontrer cet éditeur et ces personnes fantastiques que sont Nadège Agullo et Sébastien Wespiser.
Avez-vous lu la traduction en français de votre roman ? Et dans l’affirmative, y avez-vous apporté des modifications?
Je l’ai lu, avec les limites de mon français élémentaire. Je ne me permettrais pas d’y apporter de modifications puisque je ne connais pas bien la langue.
Dans le dernier chapitre du Fleuve des brumes, vous écrivez : « Soneri eut l’impression de replonger dans les discussions à l’université. C’étaient des mots qu’il avait entendu répéter mille fois lors des assemblées, dans les gymnases et les cinémas. Ils suscitaient en lui un sentiment amer de nostalgie et de passions qui s’étaient délitées dans le bien-être clinquant de la société actuelle. On aurait dit qu’un siècle d’histoire était passé et pourtant seulement quelques années le séparaient de sa jeunesse. » Dans vos trois romans publiés en France, le passé tient une grande place, qu’il s’agisse de l’Histoire de votre pays ou du passé de votre héros, alors que nombre de romans policiers se veulent plutôt ancrés dans l’actualité. Pour quelle raison accordez-vous une telle importance au passé dans vos romans?
L’Italie est un pays qui n’a jamais fait face à son propre passé à partir du fascisme. C’est la raison pour laquelle le passé ne passe pas, mais replonge dans le présent continuellement. Même l’histoire récente, la période des massacres et des attentats, n’a pas été analysée, tout comme l’histoire du meurtre d’Aldo Moro en 1978 qui a mis fin à un projet politique qui aurait changé le pays. Le passé est un enchevêtrement qui continue à projeter son ricanement sur le présent [Il passato è un groviglio che continua a proiettare il suo ghigno sul presente].
Deux mois après les élections législatives dans votre pays, qui ont vu une coalition de droite arriver en tête avec 37% des voix, emmenée par le parti d’extrême-droite la Ligue, avec à ses côtés Fratelli d’Italia et Forza Italia de Silvio Berlusconi, ainsi que le Mouvement 5 étoiles, premier parti avec plus de 32%, quel regard portez-vous sur la situation politique de votre pays?
Je pense que cela va très mal. Je suis convaincu que l’Italie est en majorité de droite depuis toujours, pas de droite constitutionnelle, mais plutôt canaille et populiste comme l’a été en partie le fascisme. Voilà le passé qui ne passe pas. Le Mouvement 5 étoiles a eu le mérite de donner une forme politique à une protestation virulente qui secoue toute l’Europe en réaction à la mondialisation qui a apporté des avantages à très peu de personnes tout en rendant les gens plus pauvres et en détruisant la classe moyenne. Ce qui est grave c’est que les partis gagnants, de droite et du Mouvement 5 étoiles, n’ont pas de dirigeants à la hauteur. Macron est certainement un homme qui représente la finance, les banques et les grandes entreprises, associé à une bonne dose de gaullisme, mais il est sorti de l’ENA. Le leader des 5 étoiles ne sait pas conjuguer correctement, parle un mauvais italien, croit que Pinochet était vénézuélien, et il était agent de sécurité au stade San Paolo de Naples. J’ai tout dit.
Entretien réalisé par courrier électronique le 10 mai 2018. Propos recueillis par Guillaume Richez et traduits de l’italien par Marion Buccella-Richez.
(1) Interview de Gay Talese et Tom Wolfe, publiée dans le n°4 de la revue America, hiver 2018.
Rencontre avec Valerio Varesi – Christophe Dupuis 08/10/2019 Polar
En mai 2019, nous rencontrions Valerio Varesi, pour la sortie de Les Mains vides chez Agullo, la quatrième traduction française des enquêtes du commissaire Soneri. Retour sur cette série avec l’auteur et son éditeur.
Des sorties italiennes et françaises
On vous découvre avec Le Fleuve des brumes, qui date de 2003, mais visiblement ce n’est pas le premier Soneri. La question sera donc pour votre éditeur français : pourquoi cet ordre de publication ?
Sébastien Wespiser : On a pris deux décisions importantes. La première était de démarrer au quatrième tome de la série qui correspond à un changement d’éditeur. Valerio Varesi est à ce moment-là passé chez un grand éditeur et a eu les services d’une éditrice qui a travaillé avec lui sur son texte. C’est avec son accord que nous démarrons au quatrième titre. Il n’y a pas de reniement des premiers, disons que le travail était moins abouti. La deuxième décision a été de publier dans l’ordre, même si en France nous avons énormément de retard. Il est certain que les sujets d’actualité qu’il traite dans ses derniers romans seraient plus en adéquation maintenant, mais je trouve qu’on voit mieux la progression d’un auteur, de son travail en les publiant dans l’ordre. C’est une question de respect pour le travail de Valerio Varesi et pour les lecteurs. En Italie, celui à sortir à l’automne sera le quinzième : nous avons énormément de retard.
Lire aussi : Agullo Éditions
Vos livres sortent quinze ans plus tard en France. Quel regard portez-vous sur eux après tout ce temps ?
Valerio Varesi : Les Mains vides, par exemple, est sorti en 2006. Aujourd’hui Soneri a évolué, sa vie a progressé, tout comme ses rapports avec Angela ou sa vision de la réalité politique. Ce livre a été écrit avant que la criminalité, que la mafia calabraise ne se développe. En 2015, 115 personnes faisant partie de la ‘Ndrangheta ont été arrêtées. Ils étaient là pour recycler de l’argent, investir dans des activités commerciales et industrielles. Lorsque le livre est écrit, en 2006, le maire, les autorités, tout le monde dit « Ici il n’y a pas la mafia ». Mais que ce soit dans le livre, ou dans différents articles de journaux, il est dit que la mafia est là, qu’elle fait des affaires, en particulier dans le bâtiment. Le livre parle des usuriers, qui sont les vieux criminels de Parme, qui voient arriver la ‘Ndrangheta, qui est puissante, violente, et ils ne peuvent que se rendre compte qu’ils sont dépassés. Soneri dit qu’il est un commissaire de province et que, seul, il ne peut pas combattre cette criminalité qui est devenue internationale. Il a la sensation d’être impuissant, dépassé…
Certes, mais à la fin du roman, il dit que sa capacité d’indignation reste intacte…
Il continue. Soneri est un peu idéaliste. Il croit qu’on peut résister à la criminalité, à la corruption, à la décadence des valeurs et idéaux. Lui résiste, mais c’est une résistance douloureuse parce qu’il voit le monde qui change, mais pas dans la direction qu’il voudrait.
De 2002 à 2010, vous sortez un livre par an, même si le rythme a baissé, ne vous êtes-vous jamais lassé ?
La série, c’est dangereux [rires]. On ne peut pas se répéter, il faut alors trouver des histoires toujours neuves, produire une évolution des personnages et surtout choisir des thématiques différentes pour changer…
Les homicides sont comme une fracture dans la surface pour voir ce qui se cache dessous.
Le commissaire Soneri
Vous n’avez pas envie d’arrêter avec Soneri ?
Pour le moment je continue avec lui, mais j’ai écrit trois romans qui ne sont pas polar, qui racontent l’Histoire de l’Italie pendant la Résistance, de 1943 jusqu’à l’accession de Berlusconi au pouvoir. 35 ans de développement d’idéaux, le boom économique italien qui passe d’un pays quasiment tourné vers l’agriculture à la seconde manufacture d’Europe. Après les années 1980, le monde change, le libéralisme économique arrive. Thatcher et Reagan tuent le grand projet de société et l’argent devient l’unique valeur. L’Europe est née autour d’une monnaie. Ce n’est pas une Europe des peuples, mais une Europe économique. C’est une économie particulière, les taxations varient suivant les pays créant tous les problèmes que nous connaissons bien. Les trois livres sont écrits avec des styles différents, le premier est lyrique, le second un tapis roulant de l’Histoire et le dernier louche vers la verve et la forme narrative de Louis-Ferdinand Céline, auteur que j’admire beaucoup. J’ai pris cette forme, très violente, car les années 80 le sont. Pour l’avenir, je crois que je pourrais inventer d’autres personnages, peut-être un polar où le personnage principal ne serait pas commissaire, mais assassin…
Effectivement… Mais reprenons depuis le début, comment est né Soneri ?
Le commissaire Soneri est né pendant ma carrière de journaliste. J’ai trouvé une affaire particulière – une famille disparue – j’en ai fait un papier, mais je me disais qu’il y avait de quoi faire un roman car c’était un cas emblématique de la ville de Parme. Je connaissais un commissaire qui était très tranquille, introverti, porté sur la réflexion et je m’en suis inspiré. J’ai écrit ce premier roman, publié par une petite maison d’édition et mon éditeur ayant trouvé le personnage intéressant m’a dit de continuer avec lui. Il y a eu deux épisodes en plus et, comme le disait Sébastien, le quatrième est sorti chez un éditeur du groupe Mondadori. Grâce à eux, il y a eu un fort tirage et une puissance médiatique. Une série (3 saisons, 14 épisodes entre 2005 et 2009) en a été inspirée, elle a été diffusée plusieurs fois et le personnage est entré dans l’imaginaire collectif italien, la télévision étant dans tous les foyers. Il y a eu différentes rediffusions et Soneri est bien plus connu que moi [rires].
S’il y a eu autant d’épisodes, tous n’ont pas été tirés de vos livres… Qui les a écrits ?
V.V. : La première saison, de quatre épisodes, est adaptée de mes romans, les autres ont juste gardé les personnages et les scénaristes ont inventé le reste.
S. W. : Il faut préciser qu’il y a une saison qui ne se passe pas à Parme. Car une autre ville l’ayant financé, elle a exigé que ce soit tournée chez elle.
V.V. : Oui, c’est Ferrare, car ils ont donné plus que Parme : logement, parkings, catering du tournage… Dans la troisième saison, il y a aussi des changements de lieux liés à la production…
Mais c’est ridicule… Que deviendrait Soneri sans ses lieux ? Car, que ce soit la vallée du Pô, ou ailleurs, les lieux sont très prégnants dans vos livres…
Les lieux sont très, très importants pour moi. Ils représentent un personnage à part entière. Les lieux donnent à l’histoire une atmosphère, une coloration. Les comportements des gens diffèrent suivant la ville où ils sont. Les lieux sont très importants aussi pour les caractéristiques de la nourriture, car la nourriture, ce sont nos racines. Le monde globalisé fait perdre notre identité et l’appartenance à un territoire. La nourriture peut rester une des choses qui lie les personnes à leur passé, à la tradition. Parme est une ville qui a fait de la tradition alimentaire sa fortune avec le parmesan, le jambon… La nourriture est une caractéristique d’identité des personnages et de la ville.
Une Italie qui change
Vos livres, enfin ceux traduits en France, sont le reflet d’une Italie qui change, que ce soit le monde des bateliers, les villages de montagnes qui disparaissent, une mutation majeure de Parme dans le dernier…
Parme et l’Italie changent beaucoup. Mais je pense que tout le monde a changé avec une décadence plus ou moins forte. Le contraste est fort à Parme car la ville, dans les années 60, a été une ville laboratoire pour l’intégration sociale : les handicapés au travail, les orphelins, les fous… Elle a été la première ville à adopter la loi d’ouverture des hôpitaux psychiatriques. Dans les années 80, le monde a changé et le contraste a été plus fort car cette ville avait un bien-être très élevé, une forte solidarité qui ont lentement disparu. Soneri qui a connu la ville du « vieux monde » est particulièrement dépité. Il ne reconnaît plus cette ville. Dans mes livres, les réflexions de Soneri sur la ville ou l’Italie sont effectivement nombreuses.
Le polar pour moi est un genre particulièrement adapté pour raconter l’actualité et ses problèmes. Les homicides sont comme une fracture dans la surface pour voir ce qui se cache dessous. Pour mes romans, je pars toujours d’un fait divers. Ils sont extrêmement représentatifs. Par exemple, dans mon dernier roman sorti en Italie, je parle de la peur, du sentiment de peur, qui est le reflet de notre vie actuelle. A partir du cas d’un tueur qui se surnommait Le Russe – mais qui ne l’était pas – et qui a tué deux personnes dans les environs de Bologne. Il a été recherché avec de grosses forces policières et cela a créé un fort sentiment de tension. Tout le monde a été frappé par la peur, une peur du tueur, mais aussi une peur de précarité économique, de l’absence d’idéal collectif pour des personnes qui sont trop seules, sans défense. La peur du tueur devient une peur de vivre. Comme le dit Heidegger, l’homme jeté dans le monde. Aujourd’hui, nous sommes jetés dans le monde sans défense. Le tueur de Bologne a développé une peur existentielle. Pour moi, l’histoire d’Igor – qui ne s’appelle pas Igor – a créé un petit laboratoire, une vitre, pour étudier les réactions. C’est un cas très intéressant à raconter.
L’Italie n’a pas réfléchi sur le fascisme comme l’Allemagne ou la France. Elle est passée du fascisme à la république sans changer les hommes.
Comment avez-vous travaillé la vallée du Pô dans Le Fleuve des brumes ?
C’est une histoire vraie. Un partisan italien blessé par un fasciste est parti en Amérique latine à la fin de la guerre et est revenu quarante ans plus tard pour tuer celui qui avait brûlé sa maison et fait d’autres mauvaises choses. Cette histoire m’a permis de raconter le passé italien qui revient aujourd’hui. L’Italie n’a pas réfléchi sur le fascisme comme l’Allemagne ou la France. Elle est passée du fascisme à la république sans changer les hommes, il n’y a pas eu de procès. Aujourd’hui on peut voir Alessandra Mussolini, qui est députée européenne, à la télévisons vanter les mérites du grand homme qu’était son grand-père. En Allemagne, les héritiers de Hitler ont changé de nom. Avec l’histoire réelle, j’ai construit une histoire métaphorique de la situation politique italienne. J’ai placé ce roman dans la vallée du Pô car c’est une ambiance suggestive, littéraire et déjà racontée par de grands auteurs italiens. Grâce au brouillard, la vallée du Pô est parfaitement efficace pour cette histoire. Il y a un côté Simenon, je trouve…
Oui, on sent une filiation, un commissaire qui déambule, qui réfléchit dans le brouillard, qui va sur le terrain et a une vision de la vie forgée par les gens et les faits. Soneri n’est pas versé dans la technologie. Cela donne des livres proches des humains, loin de la froideur scientifique…
C’est un personnage inductif. Soneri plonge dans l’histoire, absorbe l’ambiance, parle beaucoup avec les gens pour se faire des idées. Il échafaude des hypothèses. En cela, il a un côté très classique anglais, il est de la vieille école. Il se fait aider par la technologie, mais la réflexion prime.
Pour revenir sur le brouillard, il est omniprésent… comme le dit si bien le site de Philippe Cottet « il est intimement lié à la confusion et l’incertitude qui règnent au présent ».
Le brouillard aussi est très important. Soneri n’a pas de certitudes, il a de nombreuses interrogations et le brouillard lui donne une stimulation pour imaginer. Si tu ne vois pas, tu dois imaginer.
Pour aller plus loin
Valerio Varesi chez son éditeur, Agullo éditions
Le site de l’auteur (en italien)